C’est de l’ « Atelier », le théâtre de Charles Dullin, que les Ateliers du Théâtre tiennent leur nom. Rose Belmas, fondatrice de l’association, était une ancienne élève de Dullin et lui rendait ainsi hommage.
Lorsque Dullin s’est engagé dans la profession d’acteur, au début des années 1900, il s’était déjà produit un bouleversement dans l’art dramatique, la révolution naturaliste, portée en France par André Antoine. Cela consistait à copier fidèlement la réalité, dans le jeu, les costumes, les décors… Ce mouvement, dit du théâtre «libre» a eu le grand mérite de remettre en question des conventions vieillies qui paraissaient trop artificielles. La voie était ouverte pour d’autres novateurs, comme Firmin Gémier et Jacques Copeau.
Dullin a connu ce fourmillement artistique et travaillé à l’Odéon chez Antoine ; mais il a aussi joué un grand nombre de mélodrames sur les boulevards, et fondé une troupe de Commedia dell’arte à la foire de Neuilly. C’est dire que, intéressé malgré tout par les formes traditionnelles, le naturalisme ne le satisfaisait pas vraiment ; assez vite il l’a vigoureusement rejeté, comme contraire à l’art et à la poésie, quoique… pas complètement :
« J’ai combattu l’esthétique d’Antoine et je lui garde une gratitude immense de m’avoir appris à reconsidérer mon travail de l’intérieur, à m’appuyer au départ sur la vérité, à parler un rôle et c’est en essayant d’enrichir la technique beaucoup plus extérieure, mais plus théâtrale, du mélodrame que j’ai trouvé ce qu’un autre à son tour pourra dégager d’intéressant dans mon propre travail. » (Souvenirs et notes de travail d’un acteur, éd. Odette Lieutier, p.47)
Suivant son intuition, et grappillant au fur et à mesure de ses expériences, Dullin s’est créé une méthode à la fois personnelle et comparable à celle de ses contemporains ; mais il s’y trouve de si grandes similitudes avec la pratique et les conceptions actuelles qu’on ne peut s’empêcher de le saluer comme un précurseur du théâtre d’aujourd’hui.
J’en donnerai deux exemples qui me paraissent particulièrement parlants :
-De ses essais de commedia dell’arte, et d’une expérience théâtrale dans les tranchées en 1915, lui reste l’attachement à la pratique de l’improvisation : « …l’improvisation restait à mes yeux une école merveilleuse pour le comédien parce qu‘elle fait appel à ses dons d’invention, qu’elle suscite en lui l’ingénieuse utilisation de tous ses moyens d’expression et qu’elle développe sa personnalité. » (Id. p.57)
-Par ailleurs il accorde une grande importance au jeu corporel et au rythme, à la respiration, aux « muscles du ventre », ce qui est à la fois une innovation par rapport au style romantique et un retour aux techniques traditionnelles.
Finalement chez lui la théorie tient en peu de mots. Le jeu se trouve au point de rencontre entre « la voix de soi-même » (l’expérience personnelle, les émotions) et « la voix du monde » (tout ce que nous percevons et qui nous fait réagir). Le comédien s’appuie sur la meilleure technique corporelle et vocale possible ; il doit aussi, c’est essentiel, être curieux et acquérir une grande culture générale ; son expression sera toujours personnelle, originale, jamais imitée. La mise en scène recherchera non pas la réalité, mais l’imagination et la poésie. Dullin souligne aussi que le théâtre (bien qu’à un moindre degré que le cinéma) est un art collectif.
Avant la lettre :
1936, en France, le grand élan égalitaire concerne aussi le domaine culturel. Charles Dullin, sur la demande du ministère, élabore un projet pour populariser et décentraliser le théâtre. Ce n’est qu’après la guerre que son élève Jean Vilar reprendra l’idée et la mènera à bien avec le TNP.
Transmission :
Sans qu’on le sache en général, le théâtre contemporain doit beaucoup à Charles Dullin et à ses amis du « Cartel », Louis Jouvet, Gaston Baty et Georges Pitoëff ; et aussi à André Antoine, que Dullin a si fortement contesté. De cette grande fermentation du début du XXème siècle est sortie une autre génération de novateurs, à laquelle appartenaient plusieurs élèves de Dullin qui ont marqué à leur tour l’histoire du théâtre : Jean-Louis Barrault, Marcel Marceau, Jean Vilar…
Pour ceux d’entre nous qui ont connu Rose Belmas, la filiation entre son travail et celui de son maître est évidente : primauté de l’intuition sur la théorie et de la poésie sur le réalisme, rigueur de la technique vocale, authenticité du jeu d’acteur, importance de la culture générale, respect du texte et de l’auteur. Par ailleurs Charles Dullin semble avoir pratiqué dans sa profession les vertus de modestie, de désintéressement et d’humanité que nous avons connues chez Rose.
Aucun des formateurs actuels des Ateliers du Théâtre n’a bien-sûr croisé Charles Dullin (mort en 1949) et tous n’ont pas connu Rose Belmas. Nous venons de formations et d’horizons variés. Nous essayons de préserver ce qui nous semble essentiel : l’ouverture à un public aussi large que possible ; la recherche de la vérité émotionnelle dans le jeu, alliée à la rigueur technique ; ajoutons le choix exigeant des textes et la créativité dans l’interprétation et la mise-en-scène.
Bien que précisément elle n’ait rien de modeste, la formule de Dullin, « ce sont les dieux qu’il nous faut » exprime toujours notre ambition.